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Vie d"un citoyen lambda de Midelt.

             Après mon renvoi définitif du lycée Sijilmassa, en 1968, je rentrai au bercail, à Midelt,   où je me  mis à savourer le désœuvrement et l’oisiveté, loin de toute contrainte de quelle nature qu’elle soit, dans la plénitude de l’inaction et la béatitude de la paresse. Je ne dormais plus avec la hantise d’une leçon ignorée ou d’une interrogation éventuelle. Quel soulagement que de se retrouver, du jour au lendemain,  libre de tout devoir ! Les jours se suivaient et se ressemblaient et rien ne les changeait. Je me levais le matin, parfois  avant les élèves ! J’avais un seul cap, celui du Café- Hôtel Occidental, appartenant à  Sidi  Hassan « Mass » où j’allais rejoindre mes compagnons de jeu de cartes. Aux environs de dix heures, tout le groupe était là et l’on prenait une table où l’on restait jusqu’au soir.
 
                Apparemment, on faisait des parties de rami pour des consommations comme enjeu, mais en vérité, on jouait pour de l’argent. C’était des sommes insignifiantes certes, un dirham, deux, mais les gains nous permettaient de payer les cafés noirs pris et de nous procurer des cigarettes. Les gros paris, c’était le soir et les joueurs étaient connus. C’était des commerçants, des fonctionnaires, des chauffeurs. Le café s’emplissait à craquer, et les tables des joueurs professionnels étaient toujours silencieuses, sans spectateurs. Les nerfs y étaient toujours à fleur de peau.  Cependant, une chose m’intriguait à laquelle je n’avais jamais trouvé de réponse. En effet, il y avait près de vingt tables qui ne désemplissaient jamais en fin d’après-midi et jusqu’à une heure assez avancée et pourtant, il y avait un seul serveur, Ba Assou ou Hmad. Rien ne lui échappait et personne n’arrivait à le tromper. Si vous partez sans payer, il vous arrêtait dès vous reveniez et il vous faisait régler d’emblée. Il vous donnait un avertissement et si vous récidiviez, vous étiez automatiquement classé parmi les mauvais clients et n’étiez servi que si déboursiez d’avance.  Il avait aussi une qualité qu’il était peut-être le seul à posséder. On aurait dit que son cerveau était doté d’une minuterie. En effet, dès que vous avez fini la partie, il était, là, debout devant la table, vous empêchant de servir les cartes pour entamer une autre partie, en vous lançant sa fameuse phrase qui était en fait une injonction « Annoncez la couleur »(comprenez, faites votre commande). C’était extraordinaire !
 
                Outre le jeu de cartes ou les rencontres d’affaires, ce café offrait d’autres services. IL servait de cachette aux adeptes de l’absentéisme scolaire. En effet, dans une pièce attenante à la grande salle, un baby-foot réunissait, matin et soir, des  élèves  de l’école buissonnière, qui venaient s’y terrer, pour éviter d’être surpris en train de gambader. Il leur permettait de s’amuser, de réfléchir et de développer le système psychomoteur et la rapidité des réactions et de nouer des liens sociaux avec les autres enfants. Il arrivait souvent que, lassés de jeu, nous nous réunissions dans une pièce, au fond du café, et l’on se mettait à jouer aux mots, activité cérébrale instructive et enrichissante. Chacun de nous donnait une lettre de l’alphabet français et l’on essayait de former des mots le plus longs possible et on s’aidait d’un dictionnaire. On joignait l’utile à l’agréable. Cela faisait plaisir au patron, qui nous demandait de ne pas faire de bruit. Attenant au café, l’hôtel accueillait des visiteurs. A l’entrée du café, une grande terrasse dont une  partie spacieuse était réservée aux boulistes qui, pointeurs et tireurs, se disputaient le cochonnet, devant le regard admiratif des spectateurs, accueillait les clients pendant la belle saison. Non loin des joueurs, on avait monté une baraque où Moha Ou Hmad préparait des brochettes succulentes dont l’odeur faisait venir l’eau à la bouche.  
 
                 En définitive, il faut avouer que l’on ne s’ennuyait pas à Midelt. Grâce aux mines de plomb de Mibladen-Aouli, cette ville connaissait un âge d’or, notamment avec une infrastructure très importante et une activité économique des plus florissantes. Elle est, semble-t-il, la deuxième ville électrifiée après Casa ! Une main-d’œuvre nombreuse de près de deux mille ouvriers  dépensait, chaque quinzaine, des centaines de millions qui faisaient tourner la roue de l’économie locale dans tous les secteurs, commerce, artisanat, bâtiment, agriculture...  Les Européens  avaient créé une ambiance de bien-vivre et de bien-être de la collectivité. On  y pratiquait  divers sports : football, tennis, pétanque, natation, pêche et chasse pour qui en avait les moyens. Les cinéphiles n’avaient pas à se plaindre, non plus. Le cinéma « REX » projetait des  films de qualité. Chaque soir, il y avait une séance de deux, voire trois grands films. Les vendredis et  dimanches, une séance l’après-midi mais les jours de fête, deux.  Il y faisait bon vivre, à Midelt, et pour quelqu’un qui n’attendait pas grand-chose de la vie, je peux vous avouer que j’étais comblé. Le gîte et le couvert étant assurés par mes parents, les cigarettes par le jeu de cartes, qu’est-ce que je pouvais espérer de mieux ? J’étais contre la société de consommation. L’essentiel pour moi, c’était de ne pas causer des désagréments à mes parents qui n’en pouvaient mais. En vérité, j’eus, à maintes reprises, affaire  à des tricheurs au jeu, mais je me retenais de réagir et quittais la table. Non que j’aie peur, mais je savais que je ne me contrôlerais pas si j’entrais en colère. Aussi préférais-je rester discret, malgré que j’en aie.
 
          A propos de discrétion, elle était maladive chez moi, elle me menait jusqu’à l’effacement, au point de ne pas pouvoir répondre publiquement sans bégayer. Des fois, je restais coi. Pour l’anecdote, je passais un matin devant l’étalage de Ba Arbi Moul Lhout, le poissonnier de Midelt, quand j’entendis crier mon nom. C’était une femme dont le visage m’était familier, mais dont je ne savais rien, ni qui elle était, ni où elle habitait. Elle me tendit un sac de poissons et me pria de le donner à sa fille et de lui demander de le préparer, en attendant qu’elle revienne de l’hôpital. Incapable de lui dire que je ne la connaissais pas,  j’acquiesçai. Mais dès qu’elle fut partie, je regrettai mon geste et mon silence. C’était une attitude d’enfant timide. Je dus alors  rebrousser chemin  vers la maison. Je racontai l’histoire à ma mère et lui  remis le poisson, que la femme ne manquerait pas de venir chercher.-Tu ne changeras jamais, me jeta-t-elle au visage, en dodelinant de la tête. Résigné, je l’embrassai  et  repartis vers le café.
 
             A vrai dire, l’école fut toujours une  prison pour moi. Et maintenant que je n’y étais plus, je tenais à vivre pleinement mon désœuvrement. Il ne fallait surtout pas me parler de travail au moyen d’un stylo car j’étais persuadé qu’on ne devait pas faire de sa culture un gagne-pain. Je refusais de passer les nombreux concours auxquels j’avais accès grâce à mon niveau. Mais je refusais aussi de demander de l’aide, sauf à ma mère, qui tenait les cordons de la bourse- jamais plus d’un dirham car mon père, qui était conducteur à la municipalité, gagnait juste de quoi subvenir aux besoins nécessaires d’une famille nombreuse. De temps à autre, quand je n’avais pas le sou, je recourais à la promotion nationale, plus connue sous le nom « choumour » où l’on était payé par quinzaine. On nous donnait un sac de farine, un bidon d’huile et quelques dizaines de dirhams. J’aurais aimé continuer de faire un travail physique pour gagner de l’argent à la sueur de mon front, mais  je ne pouvais  pas pratiquer régulièrement le métier de portefaix ou d’ouvrier journalier, métiers qui n’étaient pas dignes d’un ancien lycéen et  je retombais aussitôt dans l’ornière. Mais toute chose ayant une fin, ce farniente  allait  lui aussi cesser.
 
            En effet, un jour, mon père, à qui l’on avait rapporté ma pratique du jeu, me  conseilla de ne pas m’adonner aux cartes car cela pouvait devenir un vice dont je n’arriverais peut-être jamais à me départir. Et ne pouvant que céder devant cette exhortation émanant  d’une personne que j’idolâtrais énormément, j’obtempérai. Je  changeai de mode de vie; moins de terrasses de café car je n’avais pas de quoi consommer ; à la place des cigarettes,  du tabac qui était moins cher et me permettait d’en rouler de la taille que je voulais. Ce n’était pas bon mais c’était fumable. Mes journées se  mirent alors à allonger et rallonger. J’en passais une grande partie à la maison, à lire tout ce qui me tombait entre les mains, même dans les lieux d’aisance ; bande dessinée, roman, polar, roman-photo, journaux, théâtre, revues... J’étais un grand liseur, mais un liseur désintéressé, c’est-à-dire que je le faisais uniquement par plaisir. Je n’étais ni universitaire, ni expert, ni fonctionnaire. J’étais un chômeur de corps mais pas d’esprit et je  voulais me cultiver à ma façon, persuadé que rien ne valait mieux que ces escapades combien bienfaisantes dans les arcanes de  grandes œuvres. Et comment peut-on échapper aux serres de la lecture quand  on a goûté du Molière, Racine, Diderot, Montesquieu, Voltaire, Hugo, Balzac, Flaubert, Tolstoï, Dostoïevski, Nietzsche, Sade, Laclos, Sartre, Camus, etc. On ne peut plus s’en sevrer.  D’autant que ces humanistes  illuminèrent leurs siècles en en dénonçant les  grandes atrocités, iniquités et perversités.  Du reste, au fil des pages, on ne peut pas ne pas se reconnaître dans l’un des personnages, en aimer certains, en haïr d’autres. On finit par se laisser  imprégner par certains d’entre eux, au point de leur ressembler; au lycée Sijilmassa, on me nommait Jean Valjean. Aussi, plus on avance dans ces lectures, plus on aime ces grands penseurs universels et universalistes qui  marquèrent leur temps et participèrent  à la  transformation du monde, pas toujours en bien s’entend car  cela dépendait surtout des exégètes ( ne disait-on pas que Hitler était nietzschéen ?). Mais dès que je déposais le livre, je remettais ma tunique de Nessus. Je souffrais de manque d’argent et  qui pis est,  je refusais catégoriquement d’en demander. Mon frère, qui était commis de bureau à l’Intérieur, me tendait rarement un billet de vingt dirhams. Mais je ne me faisais pas beaucoup de soucis car ma mère était là.  De par mon comportement, elle subodorait mes besoins.
 
                    Cependant, la pire des choses qui puisse arriver à un addict comme moi, c’était de manquer de tabac car je  souffrais dans un stoïcisme muet. Il me souvient qu’une nuit, j’avais perdu le sommeil parce que je n’avais pas de quoi fumer. Je dus quitter le lit aux environs de minuit et me  rendis à un café où des amis se rendaient également, dans l’espoir que l’on m’invite à fumer une cigarette. Le café jouxtait  la station d’essence de Hmidou et ne fermait jamais. Il y avait quatre ou cinq tables. L’une d’entre elles était occupée par des jeunes qui jouaient aux cartes. Quelques curieux les regardaient faire et les aidaient à trouver la bonne carte. Je les connaissais tous et certains d’entre eux avaient usé les fonds de leurs pantalons sur les mêmes bancs que moi à l’école. Je m’attablai non loin d’eux pour suivre  la partie. Les vainqueurs riaient et plaisantaient les vaincus qui juraient de se venger. Et ainsi, de partie en partie, les joueurs riaient à pleines dents, buvant du thé ou du café et grillant des clopes. Ce spectacle me toucha beaucoup. Je  sentais qu’ils nageaient dans l’euphorie et cela me faisait plaisir car je compris que le bonheur n’était jamais très loin. Un rien peut vous rendre  heureux, comme ces jeunes gens, ou malheureux, comme moi, qui l’étais à cause d’une cigarette. Ils savouraient leur bien-être actuel  et  se préparaient à une nouvelle journée de labeur car c’était des portefaix. Ils passaient toute la journée  à décharger de gros camions pleins de marchandises. Ils étaient connus des grossistes qui faisaient toujours appel à eux. En un tour de main, ils confectionnaient, avec des sacs de toile vides, des couvre-chefs qui leur couvraient la tête et une partie du dos  pour les protéger de la poussière de farine, de ciment ou de charbon. Quant au corps et aux vêtements, ils étaient salis par la sueur. En fin d’après-midi, ils se lavaient, se changeaient et les voilà bien propres, les poches remplies. Ils se permettaient même des orgies de temps à autre. Ce soir-là, je les avais enviés car ils avaient des paquets de cigarettes devant eux, qui des Casas, qui des Favorites, qui des Marquises. Moi, je n’avais rien et je ne pouvais pas leur en demander car ils avaient peiné pour jouir de ces moments de bonheur. Je les connaissais tous certes, mais je n’avais pas le droit de troubler leur quiétude gagnée à la sueur de tout leur corps. J’appris alors qu’il n’y avait pas de sot métier, mais qu’il n’existait que de sots chômeurs comme moi. Devant mes yeux, j’avais l’illustration du travail noble qui  éloigne les  jeunes des affres de l’ennui et du besoin. C’est la moindre des choses pour qui peut faire toutes les activités légales et honnêtes. Je décidai aussitôt de quitter les lieux. Je m’arrêtai un petit moment devant la porte pour me dégourdir les jambes avant d’entamer la pente de Souk Jam’a, quand j’entendis le pompiste qui m’appelait. C’était l’un de mes plus anciens amis avec qui j’avais partagé une grande partie de mon enfance. N’ayant pas l’habitude de me voir à une heure aussi tardive, il fut surprit. Il s’enquit de la raison de ma présence. Je lui répondis que j’avais perdu le sommeil. Pour me narguer, il me dit qu’il possédait un bon somnifère, sûr que je refuserais car il savait que je ne me droguais jamais. Mais à sa grande surprise et la mienne également, je me laissai aller vers lui. Il bourra une pipe de kif, gratta une allumette, y mit le feu et me la tendit. J’en fis une bouffée que j’aspirai profondément. Je retins ma respiration un moment. Tout mon corps trembla et je plongeai dans grande torpeur. On avait discuté  ensuite un peu, puis il m’alluma une seconde pipe mais je refusai. Ma tête commençait à peser lourd et mes paupières se mirent à s’aimanter. J’avais de la peine à garder les yeux ouverts. Je me serais allongé à côté de lui que j’aurais sombré dans un profond sommeil. Je mis beaucoup de temps pour arriver chez moi. Je rejoignis mon lit, mais dès que je posai la tête sur l’oreiller, la lucidité me regagna et l’idée d’aller retrouver mon ami me frôla l’esprit, mais je me résignai à compter les moutons plutôt que de céder à la tentation, qui précède le vice, la dépravation.
 
                                                                                                                                                                 B.A
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